KASTEL’ACTU – IMMOBILIER-CONSTRUCTION-ASSURANCES – Jurisprudence Avril – Mai – Juin 2024
I – CONSTRUCTION
- Contrôle de proportionnalité – droit à réparation – TAV
Cass.civ 3ème, 4 avril 2024, n°22-21.132 : Pas d’application du principe de proportionnalité en matière de responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle
Dans cet arrêt, la Cour de cassation juge que doit être démolie la partie de construction réalisée non conformément au permis de construire, lorsque cette non-conformité occasionne un préjudice au voisin.
La Cour de cassation juge clairement que le principe de proportionnalité ne s’applique pas en matière de responsabilité extracontractuelle et qu’en conséquence la victime a droit à la réparation intégrale de son préjudice, quand bien même la sanction aurait un coût disproportionné pour le responsable du dommage.
L’article 1221 du Code civil, aux termes duquel le créancier d’une obligation contractuelle peut en poursuivre l’exécution en nature sauf s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier, ne s’applique pas en matière délictuelle, l’article 1240 du Code civil posant un principe de réparation intégrale, de sorte que la victime doit être indemnisée sans perte ni profit.
Il en résulte que lorsqu’il statue en matière extracontractuelle, comme par exemple en matière de TAV, le juge du fond ne peut pas apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage.
En en l’espèce la construction réalisée par Monsieur X privait sa voisine d’une grande partie de la vue panoramique sur la côte et le littoral ouest, limitait l’ensoleillement dont elle bénéficiait et réduisait la luminosité de l’une des pièces à vivre de sa maison.
La Cour de cassation a considéré « ayant ainsi caractériser un préjudice résultant directement de la non-conformité de la construction aux prescriptions d’un permis de construire, la cour d’appel a pu en déduire que la démolition de la construction dans les limites des prescriptions du permis de construire modificatif devait être ordonnée ».
- L’étendue de l’effet interruptif de l’assignation en référé-extension
Cass.civ 3ème du 2 mai 2024, n°22-23.004 : La demande en justice aux fins d’extension d’une mesure d’expertise à d’autres désordres est dépourvue d’effet interruptif de prescription ou de forclusion sur l’action en réparation des désordres visés par la mesure d’expertise initiale.
- Obligation de conseil de l’entreprise
CA de Rennes, 4ème chambre civile, 18 avril 2024, RG n°21/02984 : il appartient au constructeur de fournir au maître de l’ouvrage une information complète sur les travaux proposés, notamment quand ils constituent une variante du procédé de construction arrêté par le maître d’œuvre et le bureau d’études dans le dossier de consultation adressé aux entreprises pour établir leurs offres.
- Réception tacite et travaux sur existant
Cass.civ 3ème, 23 mai 2024, n°22-22.938 : Pour les travaux sur un ouvrage existant, la prise de possession permettant, avec le paiement du prix, de faire présumer la réception tacite, ne peut résulter du seul fait que le maître d’ouvrage occupait déjà les lieux.
- L’identité des fautes contractuelles et délictuelles en droit de la construction
Cass.civ 3ème, 16 mai 2024, n°23-12.807 : le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice.
Un syndicat des copropriétaires confie l’exécution de travaux de ravalement et de zinguerie à un constructeur qui en sous-traite l’exécution.
Dénonçant des fissures apparues dans son appartement à l’occasion de ces travaux, un copropriétaire assigne l’entreprise et son sous-traitant aux fins de réparation de ses préjudices.
Le tribunal judiciaire de Melun, dans une décision, rendue en dernier ressort, le 28 novembre 2022, a rejeté ses demandes au motif que seul le syndicat des copropriétaires pouvait initier cette action.
Le copropriétaire forme un pourvoi en cassation.
Il expose que le copropriétaire, tiers à un contrat, peut invoquer un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage et qu’il dispose ainsi de la qualité à agir contre le contractant fautif.
La décision entreprise est, sans surprise, censurée au visa de l’article 1240 du Code civil.
- Les défauts de conformité sans désordre n’entrent pas dans le champ d’application de la décennale
Cass.civ 3ème, 6 juin 2024, n°23-11.336 Publié au bulletin : Les défauts de conformité aux stipulations contractuelles qui ne portent pas, en eux-mêmes, atteinte à la solidité ou à la destination de l’ouvrage et qui n’exposent pas le maître de l’ouvrage à un risque de démolition à la demande d’un tiers, quand bien même la démolition-reconstruction de l’ouvrage serait retenue pour réparer ces non-conformités, ne relèvent pas du champ d’application de l’article 1792 du Code civil.
- L’habitabilité : pas une condition de la réception tacite
Cass.civ 3ème, 6 juin 2024, n°22-24.047 : Un ouvrage non achevé et inhabitable peut être réceptionné tacitement, même pour un immeuble d’habitation, dès lors qu’est caractérisée la volonté non équivoque du maître de l’ouvrage de recevoir les travaux en l’état où ils se trouvaient à la suite d’un abandon de chantier.
L’achèvement de l’ouvrage n’est pas une condition de la réception des travaux.
Réception judiciaire : habitabilité
- Présomption de réception tacite
Cass.civ 3ème, 6 juin 2024, n°22-23.557 : la réception tacite de l’ouvrage est caractérisée par la volonté non équivoque des maîtres de l’ouvrage de l’accepter ;cette volonté n’est présumée qu’en cas de prise de possession de l’ouvrage jointe au paiement intégral du prix des travaux.
- Etendue de la responsabilité de l’architecte
CA de RENNES, 20 juin 2024, RG n°22/07387 : La responsabilité de l’architecte, quelle qu’en soit la nature, ne peut être recherchée que pour les missions dont il avait la charge.
- Désordre évolutif et garantie décennale
CA de RENNES, 20 juin 2024, RG 22/07553 : Le désordre évolutif, qui est constaté au-delà de l’expiration du délai décennal, ne peut être réparé au titre de l’article 1792 du Code civil, que s’il trouve son siège dans l’ouvrage où un désordre de même nature a été constaté et dont la réparation a été demandée avant l’expiration du délai de forclusion décennale.
- Point de départ du délai dont dispose un constructeur pour solliciter auprès d’un autre constructeur l’indemnisation de ses préjudices : le rapport d’expertise judiciaire
!!! Attention, cet arrêt ne concerne pas le point de départ des recours en garantie entre constructeurs condamnés in solidum à indemniser le maitre d’ouvrage.
Dans cette situation, un dégât des eaux est intervenu en cours de chantier dans un immeuble.
Une expertise judiciaire est ordonnée à la demande d’EIFFAGE CONSTRUCTION, constructeur.
L’expert judiciaire retient en 2010 la responsabilité du fournisseur des flexibles.
Une action au fond en responsabilité est engagée par le maitre d’ouvrage contre le fournisseur, mais également les constructeurs et sous-traitants.
Le TGI de PARIS en 2013 a suivi les conclusions de l’expert judiciaire et a retenu la responsabilité du fournisseur qui a fait appel.
Un appel est interjeté par le fournisseur.
Parallèlement à cet appel, le maitre d’œuvre assigne devant le TJ de PARIS le fournisseur pour l’indemnisation de ses préjudices qui ont fait l’objet de l’expertise judiciaire.
Le JME a ordonné un sursis à statuer de l’instance engagée par le maitre d’œuvre dans l’attente de la décision de la CA.
La Cour d’Appel de Paris, en 2016, a finalement retenu la responsabilité de l’entreprise principale (EIFFAGE CONSTRUCTION) et son sous-traitant à indemniser le maître d’ouvrage.
Suite à cet arrêt, le maitre d’œuvre s’est désisté de son instance contre le fournisseur et a assigné l’entreprise principale et son sous-traitant, dont la responsabilité a été consacrée par la CA de PARIS, en indemnisation de ses préjudices.
Suivant jugement en date du 4 juin 2020, le tribunal a dit que l’action du maître d’œuvre était prescrite, au motif que c’était à partir du dépôt du rapport d’expertise, soit le 15 avril 2010, qu’il fallait demander la garantie de toutes les parties défenderesses éventuellement impliquées dans la réalisation du sinistre, le point de départ de la prescription étant le jour du dépôt du rapport d’expertise et non le jour du prononcé de l’arrêt du 4 mai 2016.
Le maitre d’œuvre a interjeté appel de ce jugement considérant que le point de départ de son action ne peut être que l’arrêt de la CA de PARIS ayant consacré la responsabilité de l’entreprise et de son sous-traitant, et ce en dépit des conclusions expertales qui retenaient au contraire la responsabilité du fournisseur.
La CA confirme le jugement consacrant la prescription de l’action du maitre d’œuvre.
La motivation retenue par la Cour d’Appel de VERSAILLES est la suivante :
« La demande en réparation des sociétés Arte Charpentier architectes et CALQ architecture est fondée sur l’article 1382, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, c’est-à-dire la responsabilité délictuelle.
Or la prescription de ces actions personnelles se prescrit par cinq ans en application de l’article 2224 du code civil. Le point de départ de la prescription est fixé au jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits qui lui permettent de l’exercer.
En l’espèce, la chronologie du déroulement des faits a été rappelé ci-avant.
Sur la demande de la société Eiffage Val de Seine, au contradictoire notamment des sociétés Arte Charpentier et CALQ Architecture, le président du tribunal de Paris a, le 17 juillet 2007, désigné deux experts en la personne de MM. [Y] et [Z].
Les sociétés Arte Charpentier et CALQ architecture ont pu lors des opérations d’expertise faire valoir leurs préjudices.
Ainsi, l’expertise a retenu un préjudice causé à la société CALQ architecture et l’a évalué à 180 000 euros hors taxes et celui de la société Arte Charpentier à 31 636 euros hors taxes.
Le tribunal de Paris a retenu les conclusions des experts pour affirmer que la responsabilité des préjudices devaient être partagée entre les sociétés MCM pour 75 % et Hydrogomma pour 25 %.
Les sociétés Arte Charpentier architectes et CALQ architecture ont alors choisi de faire assigner devant le tribunal de Nanterre, le 11 juillet 2011, ces deux intervenants et leur assureur aux fins de voir, en application des dispositions de l’article 1382 du code civil leur condamnation in solidum à réparer leur préjudice
Comme les juges du fond l’ont rappelé, l’avis de l’expert ne lie pas le juge qui apprécie après débat contradictoire, les prétentions des parties au vu de l’avis de l’expert et des autres pièces soumises par elles.
Les sociétés Arte Charpentier et CALQ architecture ont finalement, eu égard à la solution adoptée le 4 mai 2016 par la cour d’appel de Paris condamnant les sociétés Eiffage construction Val de Seine, A B et Axa France au titre des désordres, agi contre ces dernières par actes délivrés les 1er et 3 mars 2017.
Or, la connaissance de l’étendue de leur préjudice résultait du dépôt du rapport des experts, soit le 15 avril 2010, date à laquelle elles étaient également en mesure d’identifier toutes les personnes impliquées dans la réalisation du sinistre.
Ainsi, leur action engagée les 1er et 3 mars 2017 est irrecevable comme prescrite ; le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions. »
Un pourvoi est formé en soutenant que le point de départ de la prescription doit être fixé à la date de prononcé de la décision retenant la responsabilité de l’entreprise principale et de son sous-traitant car pour agir en justice, il faut avoir connaissance de l’imputabilité du dommage à la personne qui en est responsable.
La Cour de cassation rejette le pourvoi considérant que l’arrêt attaqué a souverainement estimé qu’à la date du dépôt du rapport d’expertise, soit le 15 avril 2010, le maitre d’œuvre avait connaissance de l’étendue de ses préjudices et était également en mesure d’identifier toutes les personnes impliquées dans la réalisation du sinistre.
CONCLUSIONS : Les conclusions de l’expert judiciaire ne liant pas les juridictions, il est essentiel d’assigner au fond en ouverture du rapport d’expertise judiciaire tous les constructeurs et assureurs potentiellement responsables, quand bien même leur responsabilité ne serait pas mise en évidence par le rapport d’expertise.
II – ASSURANCES-CONSTRUCTION
- Etendue de l’obligation d’assurance aux dommages affectant les ouvrages existants
Cass.civ 3ème, 30 mai 2024, n°22-20.711, formation plénière : L’assurance obligatoire ne garantir les dommages à l’ouvrage existant provoqués par la construction d’un ouvrage neuf que dans le cas d’une indivisibilité technique des deux ouvrages ET si celle-ci procède de l’incorporation totale de l’existant dans le neuf.
« Vu l’article L. 243-1-1, II, du code des assurances :
7. Selon ce texte, les obligations d’assurance édictées par les articles L. 241-1, L. 241-2, et L. 242-1 du code des assurances ne sont pas applicables aux ouvrages existants avant l’ouverture du chantier, à l’exception de ceux qui, totalement incorporés dans l’ouvrage neuf, en deviennent techniquement indivisibles.
8. Il en résulte que l’assurance obligatoire ne garantit les dommages à l’ouvrage existant provoqués par la construction d’un ouvrage neuf que dans le cas d’une indivisibilité technique des deux ouvrages et si celle-ci procède de l’incorporation totale de l’existant dans le neuf.
9. Les deux conditions sont, ainsi, cumulatives et les dommages subis par l’ouvrage existant ne sont pas garantis lorsque c’est l’ouvrage neuf qui vient s’y incorporer.
10. Pour condamner la société Axa à indemniser M. [E] [U] et [Z] [U] des dommages affectant tant les ouvrages neufs qu’anciens, l’arrêt relève que, selon l’expert judiciaire, la solidité de la charpente préexistante aux travaux de la société Delarue couverture est gravement affectée en raison d’une résistance insuffisante ne lui permettant pas de supporter la différence de charge provenant des nouvelles tuiles.
11. Il retient qu’il est constant que la société Delarue couverture a réalisé un ouvrage et que les désordres affectant la toiture portent atteinte à sa solidité et rendent l’immeuble impropre à sa destination, sans que leur cause réside dans la charpente préexistante.
12. Il ajoute que la couverture installée sur la charpente forme avec elle un tout indivisible pour constituer la toiture, de sorte que la garantie décennale doit s’appliquer, sans que puissent être opposées les dispositions de l’article L. 243-1-1, II, du code des assurances.
13. En se déterminant ainsi, sans caractériser en quoi l’ouvrage existant s’incorporait totalement dans l’ouvrage neuf, ni en quoi ils étaient techniquement indivisibles, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. »
INDIVISIBILITE+INCORPORATION TOTALE DE L’EXISTANT : 2 conditions cumulatives
Voir également en ce sens :
Cass.civ 3ème, 16 février 2022 n°20-20.988
« Vu l’article L. 243-1-1 du code des assurances:
10. Selon le II de ce texte, les obligations d’assurance édictées par les articles L. 241-1, L. 241-2, et L. 242-1 du code des assurances ne sont pas applicables aux ouvrages existants avant l’ouverture du chantier, à l’exception de ceux qui, totalement incorporés dans l’ouvrage neuf, en deviennent techniquement indivisibles.
11. Pour condamner la société Aréas, solidairement avec l’entreprise, à payer une somme à Mme [U] au titre de la réfection de son appartement et à garantir l’entreprise de cette condamnation, l’arrêt retient que la garantie de l’assureur en responsabilité décennale est étendue aux existants qui ne constituent pas les ouvrages à la réalisation desquels l’entrepreneur a contribué et qui en sont indissociables, comme en l’espèce la face intérieure des murs périphériques d’un immeuble.
12. En statuant ainsi, alors qu’un enduit de façade n’est pas techniquement indivisible de l’ouvrage existant sur lequel il est posé, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »
Cass.civ 3ème, 25 juin 2020 n°19-15.153
« Réponse de la Cour
4. Après avoir rappelé les dispositions de l’article L. 243-1-1 II du code des assurances, la cour d’appel a exactement retenu que les dommages causés par répercussion à l’ouvrage existant ne relevaient de l’obligation d’assurance que si cet ouvrage était totalement incorporé à l’ouvrage neuf et en devenait techniquement indivisible.
5. Elle a relevé que la modification de la charpente avait consisté à rigidifier le triangle supérieur des fermettes par la suppression des contre-fiches et l’ajout à chacune d’elles des renforts d’arbalétriers et des entraits et la mise en place de jambettes et d’une sorte d’entrait retroussé.
6. Elle a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que l’ouvrage existant ne s’était pas trouvé totalement incorporé à l’ouvrage neuf et ne lui était pas devenu techniquement indivisible, de sorte que la société Axa ne devait sa garantie que pour les travaux de reprise des désordres atteignant l’ouvrage neuf réalisé par son assuré.
7. La cour d’appel a ainsi légalement justifié sa décision. »
- Inopposabilité de la prescription biennale faute pour les CG de la police de reprendre de façon exhaustive les causes d’interruption de la prescription biennale prévues à l’article L.114-2 du Code des assurances
Cass.civ 2ème, 30 mai 2024, n°22-19.797 : La non-exhaustivité dans cette affaire tenait au fait que tous les contrats émis après le 1er janvier 2018 doivent reprendre les nouvelles dispositions de l’article L.114-2 du Code des assurance qui a été modifié aux termes de l’article 4 de l’ordonnance n°2017-1433 du 4 octobre 2017 par l’ajout de l’expression « ou d’un envoi recommandé électronique » après « l’envoi d’une lettre recommandée ».
Faute d’avoir recopié l’article dans sa version modifiée, la police ne respecte pas l’exhaustivité requise dans la reprise des causes d’interruption.
- Faute dolosive
Cass.civ 2ème, 30 mai 2024, n°22-16.275 – 22-18.666 – 22-18.888 : la faute dolosive s’entend d’un acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable de ses conséquences dommageables.
Béatrice BOBET
Avocat associé KASTEL Avocats (AARPI)
Spécialiste en droit immobilier
Qualification spécifique en droit de la construction